OAZA/OASIS, interview avec Ivan Ikić
Giornate degli autori
Ivan Ikić, lauréat du Label Europa Cinemas : "Nous avons besoin de nouvelles idées pour resocialiser les personnes souffrant de handicaps intellectuels"
OASIS se déroule dans un établissement pour personnes atteintes de handicap mental. Marija (Marijana Novakov) et Dragana (Tijana Markovic) tombent toutes deux amoureuses de Robert (Valentino Zenuni). Ils sont les protagonistes de ce portrait authentique, triangle amoureux à la fois sincère et désespéré. Le tournage qui a mené à la réalisation de ce film touchant n'a pas suivi de règles, selon les mots de son réalisateur, car il n’existe tout simplement pas de manuel pour un tel film dans l’histoire du cinéma... Retour sur une conversation qui idéalement aurait dû avoir lieu à Venise, mais s’est déroulée dans un lieu virtuel, quelque part entre l'Irlande, la Belgique et la Serbie.
Nous avons lu que vous vous étiez inspiré d'un documentaire réalisé dans le même établissement à l’époque de vos études de cinéma. Qu'est-ce qui vous a amené à transposer cette idée en un film de fiction ?
La première fois que j'ai entendu l'histoire de ce triangle amoureux, c'était dans cet établissement. J'y ai passé beaucoup de temps, j’y ai fait de nombreuses rencontres, donc je connais très bien ce monde. Mais je n'avais pas l'ambition d'en faire un long métrage. Ce lieu est resté quelque part dans mon esprit et je ne savais pas quoi en faire. En 2016, j'ai compris que je pouvais donner une structure à cette histoire avec trois perspectives différentes. C’était la clé.
La structure dont vous parlez suggère que le film a été fortement scénarisé. Y avait-il de la place pour l'improvisation ?
Ce genre d'histoire doit être très précisément scénarisée. Il n'y a pas beaucoup de place pour l'improvisation dans le scénario, mais vous pouvez apporter quelques changements aux scènes. 90 % de ce que j'ai écrit se trouve dans le film. J'ai eu l'impression, pendant les premiers jours du tournage, que l'improvisation était une voie sans issue et que si nous ouvrions cette boîte de Pandore, nous perdrions du temps et n'obtiendrions aucun résultat qualitatif. Même les acteurs ont le sentiment que lorsqu'ils savent exactement ce qu'ils doivent faire, ils sont très en sécurité et peuvent exprimer leurs émotions en conséquence. Si nous effectuons tout le temps des changements au sein d’une scène, les acteurs ne peuvent se sentir en sécurité et leurs émotions deviennent incohérentes.
Vous avez fait le choix audacieux de travailler avec des acteurs non professionnels pour ce film. Quel a été le plus grand défi ?
Mon idée initiale était de trouver les acteurs dans de vrais établissements, de leur demander de jouer les personnages que j'avais écrits. Depuis le début, c'était donc le plus grand défi pour moi, trouver les personnages, trouver les personnes pour les interpréter et améliorer leurs compétences d'acteur au niveau où ils peuvent jouer les personnages de fiction. Je ne pouvais pas m’appuyer sur une expérience similaire dans l'histoire du cinéma, un film qui aurait essayé de faire la même chose avec des personnes ayant un handicap. C'était aussi un défi de réalisation parce qu'il n'y a pas de livre à ce sujet, pas d'expérience. J'ai essayé d'expérimenter, de trouver comment appliquer tout ce que nous savons sur la technique de jeu aux personnes qui n'ont jamais joué auparavant, qui vivent dans ces établissements et qui ont des handicaps intellectuels.
Y-a-t-il eu des surprises en termes de casting ?
Dans les ateliers, nous avons pu attribuer parfaitement chaque rôle. Lorsque nous avons commencé le processus, la fille qui joue Marija (Marijana Novakov) n'était pas du tout notre favorite. Mais l’atelier l’a révélée et elle s'est tellement améliorée qu'elle était merveilleuse, au final.
Pouvez-vous nous guider un peu dans votre processus de mise en scène?
On a toujours dit aux personnes atteintes d’handicap mental qu'elles n'étaient pas assez bonnes, qu'elles ne pouvaient pas s'améliorer, mais le film leur a permis de sentir qu'elles s'amélioraient, ce qui a contribué à leur donner confiance et courage.
De quelle manière l'environnement dans lequel vous tourniez, l'établissement, a influencé le processus de tournage ?
C'était un problème parce qu'il faut respecter les règles de l'établissement : l’heure du réveil, l’heure du repas... Quand nous commencions à travailler sur une scène, l'un d'entre eux devait aller déjeuner, ce qui rompait complètement l'atmosphère de la scène. Par conséquent, nous recommencions la scène le lendemain. Je dirais qu'il s'agissait d'un cinéma assez extrême. Le programme était un vrai casse-tête dès le début. Toute l'équipe était très malheureuse, surtout la production.
Vous avez choisi de montrer des scènes d'automutilation très graphiques, un choix très important dans le film. Qu'est-ce qui a conduit au souhait de montrer les choses aussi frontalement?
Je pense qu’il y a quelque chose de poétique dans l’automutilation. Vous essayez de pousser votre corps jusqu'aux limites où vous pouvez vous sentir vivant. C’est graphique mais la façon dont je l'ai représenté devrait vous faire ressentir davantage cet acte comme un moyen de réappropriation d’une identité personnelle. Je pense que nous avons composé et mis en scène ces plans de telle façon que le public soit à la fois conscient du danger mais aussi de l'importance de cet acte pour les personnages en tant que moyen d'exprimer leur émotion.
En raison du thème de l'amour et de la réaction très extrême qu'il suscite, il est tentant de classer OASIS comme un film de passage à l’âge adulte.
Les personnages du film sont âgés de 24-25 ans. Aussi, considérer le film comme une fiction de passage à l’âge adulte est une erreur de jugement de la plupart des spectateurs qui ont l'impression que ce sont des adolescents. Beaucoup de gens le percevront comme tel et j'en suis conscient. Pour moi, l'histoire est encore plus tragique s'ils ne sont pas considérés comme des adolescents mais comme de jeunes adultes. Ce n'est plus une question d'identité mais de biologie. Vous n'êtes plus un enfant. Mais si vous avez un handicap, vous êtes traité comme tel. C'était un point très intéressant pour moi. De plus, le film de « passage à l’âge adulte » (coming-of-age drama) me semble être un genre qui vient directement du cinéma américain.
Cette expérience a-t-elle incité les acteurs à s'engager dans des activités plus créatives ?
Ils ont désormais des idées complètement différentes sur leur vie. Leurs souhaits sont très réalistes. Marija, par exemple, veut devenir mécanicienne. C'est ce qu'elle veut vraiment être. Elle aime jouer, mais ce n'est pas quelque chose qu'elle veut faire pour la vie. Nous travaillons donc à lui trouver un lieu d’apprentissage en mécanique automobile. Robert (Valentino Zenuni), quant à lui, veut se lancer dans la photographie. Donc, pendant le tournage, il nous prenait en photo!
OASIS s'ouvre sur des images d'archives de propagande que vous avez trouvées dans l'établissement où le film a été tourné. Cela crée un précieux contraste entre le passé et le présent. De quelle manière pensez-vous qu’il puisse influencer le fonctionnement et le développement de ces centres à l'avenir ?
Ai-je l'impression que ce film pourrait amorcer un changement plus large dans l'institutionnalisation des personnes atteintes d’un handicap mental ? Je pense qu'il le peut à un certain niveau parce que je sens que le système lui-même, comme le gouvernement et même les institutions et les personnes qui le composent, est très conscient du fait qu'il ne fonctionne pas et qu'il devrait être changé. C'est une sorte de lieu perdu dans un autre temps. Pour que ce changement ait lieu, il faut cependant une aide, une forte pression de l'opinion publique, comme une première impulsion pour ce changement. Nous avons besoin de nouvelles idées pour resocialiser les personnes souffrant de handicaps mentaux et qui n'ont plus aucun lien avec leur famille.
Peut-on alors supposer que vous croyez fortement au pouvoir politique du cinéma ?
C'est une conclusion un peu trop forte ! Cette idée que le cinéma change le monde vient des années 60. Après 68, même ceux qui y croyaient ont été complètement désillusionnés. Ceux qui prétendent y croire ne le font que pour gagner plus d'argent et attirer l'attention. Le cinéma a une sorte de pouvoir étrange qui permet de changer les spectateurs. C'est ce qui est important. Peut-être qu'il ne change pas la société, mais il change des individus.
Comment avez-vous obtenu le financement pour ce film ? Etait-ce difficile, compte tenu du sujet ?
C’était un film de niche dès le début (Rires). Les producteurs qui voulaient juste gagner de l'argent ont dit "non" parce qu'il n'était pas destiné à devenir un succès commercial. Mais nous avons trouvé des fonds qui considéraient que ce genre de film devait être réalisé et qu'il n'était pas très coûteux. Nous avons eu de la chance car nous avons obtenu de l'argent en Serbie, aux Pays-Bas et en Slovénie. Même s’il devait être un échec, cela restait un échec abordable (Rires).
De quelle manière le casting a-t-il été inclus dans les nouvelles étapes de la vie du film ? Les acteurs ont-ils été informés, par exemple, que le film a obtenu le label Europa Cinemas ?
Ils sont informés, bien sûr ! Nous avons été très mécontents, cependant, qu'ils n'aient pas pu assister à la première à Venise et qu'ils n'aient pas pu voir par eux-mêmes que ce qu'ils ont fait a un impact plus large. Ils sont maintenant doublement isolés : il y a l'isolement de notre pays en ce qui concerne les voyages et il y a l'isolement de l'établissement car ils ont des règles très strictes en raison de la COVID-19. C'est un endroit très vulnérable.
En tant que réalisateur, quelle est l'importance pour vous qu'OASIS sorte en salle et soit vu par les spectateurs en public plutôt que seuls à la maison ?
Au cinéma, le public se concentre entièrement sur le film. Vous pouvez sortir du cinéma, mais si vous avez déjà passé du temps à vous rendre au cinéma et à acheter votre billet, vous allez faire plus d'efforts pour comprendre le film à l'écran. Vous n'abandonnerez pas aussi facilement qu'un film vu sur un service de streaming. La salle de cinéma change le langage du film. Lorsque vous regardez un film sur un petit écran, votre téléphone ou votre ordinateur portable, un langage cinématographique complètement différent peut fonctionner. Et c'est un langage banal, je dois dire. Mais au cinéma, vous pouvez voir des films plus complexes, un langage cinématographique plus complexe. Cela change fondamentalement la perspective, la façon dont nous regardons les films.
En ces temps très confus, quel est le meilleur scénario que vous souhaitez pour votre film ?
Ce que je souhaite, c'est que le film soit présent dans de nombreux festivals et qu'il soit projeté dans beaucoup de salles. Je pense que cette folie des projections en ligne va bientôt disparaître et que nous nous en souviendrons comme d'un mauvais rêve. J'espère que nous retournerons tous dans les salles de cinéma pour regarder les films à l'ancienne. C'est finalement ce que je souhaite pour mon film : être vécu dans la salle de cinéma. Même avec l'accès limité que nous avons maintenant et les masques. Quelles que soient les règles, c'est toujours une bien meilleure expérience que toute autre consommation du film.
_____
Bo Alfaro Decreton
Mia Sherry
(Crédits photos : Milos Jacimovic)
_____
Bo Alfaro Decreton et Mia Sherry ont été membres du jury des Giornate degli Autori, représentant respectivement les cinémas Sphinx (Belgique) et Irish Film Institute (Irlande) dans le cadre du projet 27 Times Cinema.