Venise : entretien avec les 4 membres du jury du Label Europa Cinemas
Giornate degli Autori
Deux membres des 28 Times Cinema, Beata Mrazíková, ambassadrice du cinéma Svetozor à Prague (République Tchèque) et Victor Courgeon, du Cinéma Luminor à Paris (France), ont interviewé les 4 exploitants du réseau qui composent le jury du Label Europa Cinemas à Venise.
Le jury était composé d’Eugenio Fuschini (Directeur général, Multisala Odeon, Bologne, Italie), Anne Faucon (Directrice adjointe, Cinéma Utopia, Tournefeuille, France), Aneta Kohoutová (Directrice exécutive, Bio Central, Hradec Králové, République Tchèque) et Erdmann Lange (Programmation & responsable marketing, Atlantis & Odeon, Mannheim, Allemagne).
En tant qu’exploitants, prenez-vous en compte le public lorsque vous discutez du film qui aura le Label ?
Eugenio Fuschini : C’est un critère parmi d’autres.
Aneta Kohoutová : En ce qui me concerne, ce qui compte est mon ressenti par rapport au film. Dans un second temps, nous nous posons la question du public. Quel type de public le film pourrait-il toucher ? Fonctionnerait-il dans ma salle ? Je connais mon public.
Erdmann Lange : Je pense également que nous devons tenir compte du public parce qu’un film peut exister sans public, mais pour que cela devienne du cinéma, le public entre en jeu. Sinon, ce n’est pas du cinéma, juste un film.
Anne Faucon : Je pense que si j’aime un film, d’autres personnes vont l’aimer. Et quand on aime quelque chose, on veut le partager.
Pensez-vous que les films européens sont diffusés et sortent de manière différente à travers l’Europe ?
Eugenio : Je ne connais pas très bien les autres pays, mais en Italie il est plutôt facile de sortir des films européens. Si plusieurs distributeurs achètent des titres européens, c’est parce qu’ils savent que les exploitants sont soutenus par Europa Cinemas.
Aneta : En République Tchèque, les films tchèques sont les plus faciles à sortir, parce que les tchèques aiment le cinéma national. La qualité n’est pas primordiale, le label « film tchèque » est important pour eux. Néanmoins, quand il s’agit des films européens… La plupart d’entre nous essaient de diffuser des films art et essai européens et je crois qu’il y a un public mais très restreint. Il est beaucoup plus facile de sortir le dernier Tarantino…
Erdmann : Cela varie vraiment d’un pays à l’autre. Il y a encore de grandes disparités entre l’Europe de l’est et l’ouest. En Allemagne, il est facile de distribuer des films français, italiens ou espagnols, mais il y a peu de films d’Europe de l’est sur le marché. Cela doit s’améliorer. Le label « film allemand » n’existe pas vraiment auprès du public allemand parce que celui-ci ne considère pas l’Allemagne comme une nation de cinéma, contrairement à la France, l’Italie et les Etats-Unis. Nous travaillons à améliorer l’image du cinéma national. Je pense que la distribution fonctionne différemment dans chacun de nos pays mais tout dépend également de la manière dont nous travaillons avec nos publics.
Voyez-vous souvent dans les festivals des films européens que vous aimeriez programmer mais qui ne sont pas distribués dans votre pays ?
Aneta : Oui, souvent. Peu de films avec une carrière dans les festivals sortent ensuite dans les cinémas. Nous avons une plateforme de distribution alternative, Film Europe, qui essaie de récupérer les meilleurs films de Cannes, Venise, Berlin. En octobre, il y a aussi Be2Can, un très grand événement qui regroupe des films issus de festivals. A part ces exemples, il n’y a pas d’autres options. Il n’y a ainsi aucune possibilité pour le public tchèque de voir des films des Giornate degli Autori.
En tant que juré, voudriez-vous qu’ils sortent même si c’est un peu risqué ?
Aneta : Ces films, lorsqu’ils sortent, ont vraiment besoin d’une stratégie de communication et d’un très bon travail de relations publiques. C’est très important pour ce type de films d’avoir le soutien de plateformes de distribution et de la presse.
Eugenio : En Italie, 600 films sortent par an. Beaucoup d’entre eux ne trouvent pas leur place dans les cinémas. La sélection et la programmation des films est un travail essentiel.
Pensez-vous que le Label Europa Cinemas va être important pour la carrière du film ?
Eugenio : Pour certains cinémas du réseau oui, parce qu’Europa Cinemas accorde un bonus sous certaines conditions de programmation.
Anne : Peut-être qu’en France ça sera significatif. Mais c’est difficile à dire. Dans notre réseau Utopia, nous avons créé notre propre journal pour permettre aux gens de découvrir des films européens qui ne sont pas couverts par la presse. En France, tout le monde est en train de se plaindre parce qu’il y a trop de films mais, pour nous, le problème c’est qu’il y a beaucoup de cinémas qui ne font pas comme nous et montrent des blockbusters.
Utopia existe depuis 45 ans et se déploie dans plusieurs villes. Nous avons créé un nouveau type de public lorsque nous avons commencé à fonctionner. Nous avons créé l’exception. On a appris qu’on peut vivre sans les films les plus « forts », sans popcorn et sans la location de la salle. C’est pour nous une façon de changer les cinémas. Il y a 1200 cinémas Art et Essai en France mais ils sont tous en train de faire la même chose. Les films à petit budget n’atteignent pas les écrans. Programmer les films plusieurs semaines permet au bouche à oreille de s’installer. Le public a besoin de temps pour découvrir les films.
Erdmann : Vous faites un très bon travail mais il y a des différences entre nos pays. Les français vont, à l’année, quatre fois plus au cinéma que les allemands.
Nous avons besoin d’un public aguerri pour ce type de modèle et des opportunités économiques pour laisser un film à l’écran aussi longtemps. Dans une ville où le public n’est pas cinéphile, on ne peut pas laisser les films de qualité pendant quatre semaines à l’affiche.
Ce partage d’expériences à travers Europa est génial. Quel est l’intérêt du réseau ?
Eugenio : Le réseau est très important, tout d’abord en raison du soutien économique que nous recevons et qui est la raison d’être d’Europa Cinemas. Appartenir au réseau détermine en partie le choix des films que nous allons montrer dans nos salles. Le public sait que dans les cinémas du réseau, ils vont trouver des bons films.
Aneta : Je suis d’accord et je rajouterais qu’on peut aussi faire partie des programmes et des échanges proposés par Europa Cinemas et avoir la chance de participer aux jurys du Label. Il y a aussi le très beau trailer avant chaque film!
Erdmann : Je suis complétement d’accord. Défendre le cinéma européen face aux industries plus fortes est crucial. J’adore le cinéma américain mais, si on ne fait pas attention, les cinémas allemand, français, tchèque vont souffrir. Europa Cinemas est un outil très important de défense de la culture cinématographique européenne. J’aime aussi la façon dont les échanges entre nations et cultures différentes sont favorisés. C’est encore plus important en ce moment alors que les partis de droite sont en train d’essayer de séparer à nouveau l’Europe. Il est essentiel de connecter l’Europe, et Europa Cinemas est une pièce maîtresse de cette mosaïque.
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Beata Mrazíková,
Victor Courgeon