Grand Teatret, Copenhague
Kim Foss
Règle numéro un : ne jamais se reposer sur ses lauriers, même lorsque l’on gère un cinéma qui a 102 ans ! La première fois que j’ai assisté à la Conférence Europa Cinemas en 2006, nous avons reçu le prix du Cinéma Européen de l’année (et nous l’utilisons toujours comme accroche marketing).
Dix ans plus tard, le Grand Teatret est toujours debout, avec six écrans dans un superbe bâtiment de briques rouges, de style Art Nouveau, en plein cœur de Copenhague. Encore mieux : le cinéma ne s’est jamais aussi bien porté. Comme tout le monde, bien sûr, nous ressentons la menace du streaming, du piratage.
Pour autant, nous nous portons actuellement très bien, grâce à de nombreux facteurs, dont un, très important, qui est le fait que le Grand Teatret dispose également d’un organe de distribution, Camera Film. Outre le fait que nous travaillons en tant que diffuseurs, nous achetons également les droits, pour le Danemark, d’environ 20 films par an, ce qui non seulement nous permet de garantir la solide indépendance du cinéma, mais nous apporte aussi une source de revenus supplémentaire pour l’entreprise. Il s’agit d’un très beau montage, que je recommande fortement à tout cinéma, à partir du moment où votre marché local est en capacité d’accueillir des distributeurs supplémentaires, bien sûr.
Cet organe de distribution nous permet également de travailler avec plus de précision. Par exemple, nous nous sommes créé une niche autour des films musicaux et nous avons signé des partenariats avec des entreprises de production de disques, ainsi que des magazines spécialisés dans le domaine de la musique, afin de renforcer notre impact. Nous avons d’abord lancé « Searching for Sugar Man » il y a deux ans (reposez en paix, Malik Bendjelloul, l’un des réalisateurs les plus chaleureux et les plus sympathiques à avoir jamais mis les pieds dans notre cinéma). Les résultats ont dépassé toutes nos attentes. Nous avons ensuite acheté « 20 000 Days on Earth » de Nick Cave, qui a également fait un tabac. Et cette année, nous avons acheté les droits de trois films mettant en scène les membres du redoutable Club 27 : Kurt Cobain, Amy Winehouse et Janis Joplin.
« La musique est la force guérisseuse de l’Univers - Music Is the Healing Force of the Universe » est le titre d’un vieil album d’Albert Ayler. Je pense qu’il avait raison, mais nous pourrions dire la même chose des films et du cinéma. Associer la musique et le film, c’est tout simplement ce qu’il y a de mieux. Nous avons lancé « Amy » au mois de juillet, et à l’heure où je rédige cet article, le film est encore à l’affiche au cinéma. A l’échelle nationale, nous avons vendu plus de 65 000 tickets, dont 15 000 au Grand Teatret. Pour l’ouverture du film, nous avons uni nos forces avec notre festival du film documentaire local CPH:DOX, et nous avons rempli les trois plus grandes salles de projection du cinéma en même temps : en plein cœur des vacances d’été, alors que de nombreux habitants de Copenhague étaient partis.
Nous sommes également parvenus à convaincre le célèbre photographe Søren Solkær de créer une représentation dans notre café, en utilisant ses meilleurs portraits d’Amy. Nous réservons habituellement notre café aux expositions d’artistes locaux prometteurs, présentées sous la fausse bannière française « Minuit Vernissage ». Tout s’est bien déroulé. D’ici à la fin de l’année, nous – à savoir Camera Film – aurons vendu environ 100 000 tickets correspondant à des documentaires musicaux au Danemark (dont une grande partie dans notre cinéma) et nous avons été fortement critiqués pour cela.
Mais les business models évoluent, et ce n’est pas toujours de tout repos. Le film sur Kurt Cobain – « Montage of Heck » – était détenu par HBO et destiné à une brève diffusion télévisuelle, puis en DVD/VOD. Le délai au Danemark est toujours de quatre mois pour la seconde fenêtre, et si vous n’êtes pas en mesure de le garantir, vous devrez vous contenter de projections ponctuelles, et vous ne pourrez pas lancer de diffusion « régulière ». Ce sont les règles. Donc de but en blanc, nous avons organisé des événements ponctuels, également dans des salles de cinéma amies, à l’extérieur de Copenhague, et nous avons fait environ 5000 entrées en l’espace d’un peu moins de deux semaines. « Janis », que nous avons diffusé en octobre, a aussi été une projection fulgurante. Nous avons acheté les droits seulement 14 jours avant la diffusion.
C’est un exercice sympa, que nous avons testé à deux reprises auparavant. Avec un bon mélange de spontanéité et d’adrénaline, on peut réaliser bien des choses, et si le géo-blocage venait à disparaître, alors il faudra être capable de travailler et de prendre des décisions rapidement, ce qui deviendra certainement essentiel pour garantir la solidité de nos cinémas. En ce qui concerne la spontanéité : si vous vous amusez, le public le ressent. En fait, il s’agit d’un phénomène propre au cinéma, qui ne cesse de m’ébahir : le public sait et ressent. Il est doté d’un sixième sens. Si c’est l’enthousiasme qui vous fait vivre, le public le ressent. Et si vous faites des choix cyniques et calculés, il le sent aussi, et vous punit en conséquence, au box office.
Bien-sûr, notre cinéma virtuel est ouvert 24h/24, 7 jours sur 7. Nous sommes présents sur Facebook, Twitter, Instagram, Tumblr et nous avons également un blog dédié au cinéma. Mais les médias sociaux, c’est surtout la cerise sur le gâteau lorsqu’on parle de projections régulières. Notre principale audience vit encore dans un monde qui appartient au passé. Elle lit les journaux et prend notre programme papier, qui reste à disposition à la maison. Elle apprécie aussi le fait que nous nous efforçons de servir le meilleur café de la ville.
Kim Foss, Directeur
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